Lignes Croisées [Daniel, Kael, Sane, Sphinx]

Lorsque Lysandre ouvrit les yeux, le ciel de Dreamland lui faisait face. Bras et jambes écartées, dos au sol, il était parcouru d'imperceptibles tremblements qui traduisaient l'état de choc dans lequel son corps se trouvait. La douleur était toujours présente, mais comme atténuée par une sorte de mécanisme physiologique de préservation. Il connaissait la réaction qui pouvait être suscitée par une blessure relativement grave, pour en avoir déjà fait l'expérience à la suite d'une chute de vélo en pente descendante. La différence, ici, résidait dans le fait que la gravité des dégâts dépassait les points de suture, la fracture et les hématomes. Il avait littéralement l'abdomen ouvert et les contours de la plaie brûlés au troisième degré. Incapable de remuer le moindre orteil, il ne pouvait faire autrement que de fixer les nuages colorés d'Ingurgite.

Combien de temps était-il resté inconscient ? Trente secondes ? Dix minutes ? Une heure ? L'état de transe guerrière dans lequel il s'était retrouvé plus tôt l'avait quitté. Plus préoccupé par ses blessures, la douleur et l'impossibilité qu'il avait de bouger ses membres, il n'y réfléchit même pas. Les événements qui avaient eu lieu à ce moment demeuraient flous, indistincts, difficiles à se remémorer. Il se contenta de refouler, sans vraiment s'en rendre compte, cette partie de lui qui venait de se dévoiler et qu'il n'était de toute façon pas encore en mesure de comprendre. Lui qui était dans le monde réel si réaliste, si attaché à ne pas se laisser emporter par les émotions et les rêveries, ne pouvait pas appréhender ce qui venait de se produire. Ce que Dreamland avait fini par provoquer en lui.

S'efforçant de prendre ses repères spatiaux et temporels, le Contrôleur du Temps fit glisser ses yeux sur le côté. Ils trouvèrent la silhouette du Meteor au clou, qui le fixait silencieusement sous son masque. L'individu était assis, un bras ballant, et ne pipait mot. Balayant les alentours du regard, Lysandre se rendit compte que le chien rouge de Behemus n'était plus là. Sans doute le rouquin avait-il pris la poudre d'escampette. Cette pensée lui arracha un sourire. Avait-il subi la défaite, au final ? Ou avait-il triomphé ? La douleur à l'estomac qui le traversait lui rappela que s'il n'avait peut-être pas perdu, il n'avait certainement pas gagné. Et puis, la voix du faux Ambic attira son attention. Le Meteor se tenait non loin, les six bras armés de lampadaires qui firent instantanément comprendre au jeune homme l'origine de la fêlure qui le lançait au niveau du menton. Lorsque la réplique du policier des vins eut terminé, le Voyageur temporel observa les alentours en faisant tourner ses yeux dans leurs orbites. Il put ainsi constater l'étendue des dégâts. Autour d'eux, cette portion du village était quasiment anéantie. Des murs étaient réduis à l'état de gravas, des maisons étaient éventrées, des toits s'étaient effondrés.

On ne peut pas prêter le terme "innocent" à des choses qui n'existent même pas, songea-t-il. Ce serait humaniser des concepts.

Et, alors qu'il s'apprêtait à rétorquer au puissant Voyageur ce qu'il venait de penser tout bas, il fut interrompu avant même d'avoir commencé par l'arrivée dandinante de Gâteau, de sa femme et de leurs enfants. Le père de famille avait sous son bras le carton de vins que Lysandre avait laissé devant sa maison, et tenait de sa main libre une étrange bouteille rose. Il fit signe à Verrine de l'attendre avec les marmots et s'approcha du Meteor boulonné. Débouchant la bordelaise rose, il lui proposa de boire une gorgée. Après que l'intéressé eut accepté ou refusé, le petit Téléttubie alla déposer le carton près du Voyageur temporel et se pencha au-dessus de lui en tendant la bouteille.

"M'sieur Lysandre, vu votre état, faut boire jusqu'au bout sans laisser une goutte. V'la le Vin d'Ambroise, normalement c'est interdit par le maire, mais j'en garde toujours une au cas où. Pour les créatures, ça donne la pire gueule de bois de Dreamland, mais pour les Voyageurs, 'semblerait que ça les aide à tenir en cas de douleur."

Lysandre resta bouche close, surpris par une telle réaction de la part de la créature. Gâteau n'attendit pas longtemps et se contenta de plaquer le goulot contre les lèvres du Voyageur. Le liquide se répandit dans le gosier de Lysandre avec la délicatesse d'un miel, et le jeune homme but jusqu'à la dernière goutte. Gâteau lui sourit et se retourna, dodelinant jusqu'au Sphinx avec la bouteille vide à la main.

"Merci-comme-trois-vignes m'sieur l'faux Ambic ! Vous avez sauvé ma Verrine et mes gamins, j'saurais pas comment vous exprimer ma gratitude après c'que vous avez fait. J'peux même plus vous offrir une ou deux bouteilles après que ma maison se soit..."

Embêté, le Téléttubie se gratta la tête de sa main libre. Non loin, son épouse berçait le dernier de la fraterie, tandis que les deux autres bambins se cachaient derrière elle en silence. Ils semblaient effrayés par l'état des lieux ainsi que par la présence du boulonné et de Lysandre. Ce dernier, qui était resté silencieux en observant le manège de Gâteau, entendit les paroles du puissant Meteor résonner à l'intérieur de lui. Il riva un regard neutre sur la créature. Certes, le père de famille était attachant. Mais ce n'était pas la première fois que le Contrôleur du Temps trouvait des créatures agréables. Pour autant, cela faisait-il d'elles des êtres vivants, conscients, dignes d'être considérés comme d'égale importance avec les humains, rêveurs ou Voyageurs ? Il ferma un instant les yeux. Non, Gâteau et sa famille, comme les autres, n'étaient que les produits d'un conglomérat onirique. Une représentation figurative. Une illusion, sympathique mais irréelle.

"Ce n'était pas le but, fit-il en se redressant en position assise tandis que le Vin d'Ambroise commençait à faire effet sur lui."

L'état de choc s'effaçait, il se sentait reprendre le contrôle de ses membres. Sa blessure, en revanche, était toujours béante, et regarder à l'intérieur n'était pas réjouissant. C'était comme si le contenu de la bouteille rose avait anesthésié localement les points sensibles de son corps. Celui-ci répondait, mais les réceptions nerveuses, le sens du toucher n'étaient plus actifs. Il y avait peut-être, dans ce vin, une substance similaire à la poudre de guérison du peuple de l'Arbre des Rêves.

"Les ordres et juste les ordres, hein... Il roula une épaule et esquissa un sourire. Pour connaître les restrictions propres à la procédure judiciaire et à la hiérarchie policière, il entendait pleinement ce que voulait dire son interlocuteur à propos de l'armée des Voyageurs. Je ne suis pas encore un Meteor, mais je n'ai pas supporté l'attitude du rouquin. Mon absence d'obligations devrait peut-être me servir d'excuse, fit-il dans un rictus nerveux. Tu as un sacré coup droit, on te l'a jamais dit ? Ajouta-t-il finalement en se massant doucement la mâchoire."

Lentement, s'assurant d'abord de pouvoir tenir sur ses appuis, Lysandre se remit debout. Il se sentait étrange. Puis, il se courba et ramassa la caisse de vins, qu'il passa sous son bras. Il fit quelques pas en direction du Meteor boulonné à qui il offrit sa main libre pour l'aider à se mettre debout. Après quoi il se tourna vers le faux Ambic, lui adressa un regard, et se dirigea en direction de Gâteau. Lorsqu'il passa près de Verrine, il jura voir les gamins trembler derrière leur mère. Logique, si l'on considérait le trou qui laissait entrevoir ses organes. D'un geste lent et maladroit, il sortit les quelques essences de vie qu'il trimbalait avec lui et les envoya au Téléttubie.

"Pour le dérangement, Gâteau."

La créature attrapa la monnaie onirique sans un mot, se contentant de lui adresser un sourire. Tous savaient ici que ce ne serait même pas suffisant à réparer les seuls dégâts causés sur la seule maison de la famille, mais le geste sembla donner du baume au cœur au Téléttubie. Lysandre se tourna pour faire face au faux policier et au clouté.

"Je propose de laisser le rouquin courir. Le capturer maintenant qu'il se sait susceptible d'être poursuivi risque d'être compliqué. Et puis, je vous ai entendus tout à l'heure, vous disiez qu'il était peut-être le frère de... Il jeta un regard au Meteor boulonné, qui était celui qui avait évoqué la chose à voix haute. Du Juge Dango ? Si c'est le cas, j'imagine que ce Juge Dango préférerait savoir qu'il existe avant de tenter quoi que ce soit à son encontre. Je ne sais pas, à moins qu'il soit déjà au courant. Mais alors vous l'auriez été aussi. En tout cas je suis à votre disposition, je vais vous accompagner jusqu'à ce que nous trouvions ce Baba. Ensuite, j'irai avec vous jusqu'à l'avant-poste Meteor le plus proche."

Puis, il ferma les yeux, afficha un sourire goguenard et ouvrit nonchalamment sa paume libre vers le ciel.

"Je m'appelle Lysandre Videl. Si vous m'en offrez la possibilité, je contribuerai à ce que les Meteors remettent les Seigneurs à la place qui leur échoit, et rendent aux Voyageurs ce monde qui leur appartient."