A l'écoute du ciel [libre]

Le Sphinx était perdu dans ses pensées tandis qu'il traversait une foule de badauds, ne comptant que sur ses réflexes inhumains pour éviter de percuter accidentellement un passant. Il ne voulait pas déclencher, par maladresse, un énième combat inutile. C'était là toute la subtilité du survival : si les pointures n'étaient pas éreintées grâce à leur pass VIP, les challengers venus grâce à la sueur de leur front, eux, n'avaient pas cette chance.

Et, parmi la pléthore de chienchiens à leur Seigneur ayant obtenu un pass VIP, beaucoup voulaient prendre le morpheur papillon de nuit en doggy style. Crevé comme il l'était, le masqué aurait bien aimé pouvoir feindre une migraine pour les éconduire. Mais, s'il se sentait dans la peau d'une jeune pucelle cerné par des hommes en rut, il n'en était pas moins pourvu de solides capacités offensives. C'est donc sans même y penser qu'il avait envoyé voler contre un mur un contrôleur de glace un brin trop agressif, déployant sa force monstrueuse pour l'expédier d'un titanesque soufflet.

Les pensées qui tentaient de faire chavirer l'attention du Sphinx n'avaient pourtant rien à voir avec sa situation peu enviable d'aimant à challengers. Elles concernaient son statut de météor et la mission qui en découlait. On lui demandait de protéger une pointure, c'est à dire  d'accomplir une mission digne d'un général des météors... Même si le Sphinx se sentait capable de vaincre la moitié de l'élite des météors, il ne pouvait manquer d'être préoccupé par la seconde nuit de la Célestiafest et le challenge qui l'attendait.

Désireux de ne pas trop attirer l'attention, le Sphinx continua de prendre un bon bain de foule : les ruelles étaient peuplées de mecs craignos et dangereux. De plus, le masqué voulait éviter d'avoir de nouveaux contacts avec la Famiglia. Des types capables de se payer les services de feu le n°65 de la ligue M, un contrôleur de sable extrêmement puissant, étaient encore hors d'atteinte du masqué.

* Hum... Faut que j'arrête de penser à tout ça, on s'en occupera demain ! Faut également que j'arrête de me parler tout seul, même en pensée, on va me croire scyzo... Tiens, qu'avons-nous là ? *

Une pancarte venait d'attirer l'attention du jeune homme au masque de démon. Elle semblait annoncer un concert et donc, de la musique. On disait qu'elle adoucit les mœurs... Espérant qu'elle chasse ses doutes et ses craintes, il suivit la flèche qui complétait la pancarte, empruntant un escalier qui le mena droit dans un mur. Ou plutôt, dans l'estomac blindé au béton armé d'un type à la mine patibulaire.

Ne se laissant pas décontenancer, le Sphinx tenta de passer à côté du type. On allait quand même pas l'arrêter pour lui demander sa carte d'identité de toute façon, si ?

Le type l'arrêta d'une main qui aurait pu faire office de planche à découper et lui fit signe de reculer.

Un peu gêné, le Sphinx passa machinalement sa main derrière l'arrière de son masque démoniaque pour se gratter la tête. L'empêchait-on de passer à cause de son masque ? C'est vrai que ça n'allait pas attirer les clients mais on était à Dreamland, pas dans le monde réel ! Il ne savait pas comment s'y prendre pour rentrer sans utiliser sa violence... L'ancien Sphinx aurait tout simplement perdu patience, serré les poings jusqu'à faire blanchir ses phalanges puis encastré le videur dans un mur. Il se serait ensuite probablement battu avec toutes les forces de l'ordre des environs, réduisant le bar à l'état de gravats et faisant de nouveau parler de lui dans le journal en tant que nuisible notoire, ce qui lui aurait fait gagner un certain nombre de places...

Mais le Sphinx avait changé et ne souhaitait plus utiliser sa force comme une brute dès qu'une petite contrariété pointait le bout de son nez. Il tenta donc de s'expliquer avec le videur, s'imaginant qu'il se trouvait dans la vie réelle et que le videur était le rempart inflexible qu'il semblait être..

- Excusez-moi, monsieur mais j'aimerais beaucoup rentrer dans ce bar pour assister au concert de ce soir. Pourriez-vous me dire les raisons vous poussant à m'en empêcher, afin que je puisse vous satisfaire ?
- Non.

Ouf.

Le Sphinx regarda le videur d'un air étrange, comme s'il était étonné que sa tête soit encore sur ses épaules. Puis, il se congratula mentalement en considérant que, malgré la montée d'adrénaline qui était venue en lui devant la brutalité de cette réponse, il était parvenu à se contenir. Le masqué détestait ce genre de situation où, malgré ses efforts, il ne parvenait pas à trouver de solution non violente. Il prenait sur lui afin de parler calmement, avec respect, au videur et ce dernier lui répondait comme s'il n'était qu'un cancrelat ou qu'un ivrogne notoire qu'on ne souhaite pas voir dans ce genre d'établissement.

- Ahah... ria légèrement le Sphinx, tentant de dissimuler son agacement. Je voulais éviter d'utiliser ma réputation à mon avantage car c'est un peu tricher, mais bon, vous ne me laissez guère d'autre choix. Et puis, j'ai payé ces chaussures une bonne centaine d'essence de vie et je n'aimerais pas les salir avec le contenu de vos entrailles... Vous avez déjà entendu parler du Sphinx ? Vous savez, ce Voyageur connu pour ses crises de colère, sa susceptibilité à fleur de peau, qui peut compter, dans ses titres de noblesse, la destruction de bons nombres de bars et de semblables établissements ? Le type qui a réduit en poussière un bar et ses occupants dans la cité des chauve-souris juste parce que le barman avait refusé de lui servir à boire... Tout cela vous dit-il quelque chose ?
- Ouais.

Le videur affichait sa sempiternelle mine inexpressive et semblait clairement s'en foutre comme de sa première cuite, ne voyant pas où voulait en venir ce petit homme qui s'était affublé d'un masque de démon comme si c'était Mardi Gras et non pas la Célestiafest.

- Bien, je vois qu'on parle le même langage. Et maintenant, que savez-vous du Sphinx ? Qu'un masque lui dissimule le visage et ne le quitte jamais, et que son pouvoir est lié aux papillons de nuit, n'est-ce pas ? Si je fais ça, vous comprenez où je souhaite en venir ? *levant son index, le Sphinx le transforme en une dizaine de phalènes qui se mettent à voleter devant le nez du videur, à la lueur du lampadaire qui surplombe nos deux hommes, puis les papillons se reforment de nouveau pour former un index.* Et maintenant, vous comprenez qui je suis ?
- Non.

La patience du Sphinx avait atteint sa limite. Il regrettait de ne pas avoir enregistré le temps durant lequel il avait supporté la bêtise de son vis à vis : nulle doute qu'il avait établi un nouveau record ! Enfin, « bêtise »... Le videur avait dû comprendre ce que sous-entendait le Sphinx mais devait penser qu'il s'agissait d'un autre Voyageur lié aux papillons de nuit qui tentait de surfer sur la réputation du masqué afin d'obtenir des faveurs.

D'ailleurs, s'il était le géant sanguinaire qu'il prétendait être, pourquoi laissait-il un simple videur lui barrait la route ? C'était très certainement la teneur des pensées du videur, qui restait inflexible.

Tout se passa trop rapidement pour ses réflexes.

Un battement de cœur plus tôt, l'homme masqué était devant lui. Un battement de cœur plus tard, il était sur lui, la main droite refermée autour de sa gorge. Le videur porta machinalement ses mains sur le bras qui le tenait dans un véritable étau, utilisant sa formidable masse musculaire afin de forcer l'homme à relâcher son étreinte. Il ne parvint pas à faire mouvoir le bras du morpheur d'un simple millimètre.

Le Sphinx leva son bras, soulevant la centaine de kilos de muscles du videur comme s'il s'agissait d'une poupée de chiffon.

- C'est bien de ne pas être naïf. Mais le prochain qui devra souffrir de votre absence totale de crédulité ne sera peut-être pas aussi clément que moi.

La voix du Sphinx avait cessé de se vêtir d'un enrobage mielleux et chaleureux. Elle était glaciale. L'homme se mit à trembler, perdant le contrôle de son corps. Un liquide épais se mit à couler le long de sa jambe, tâchant son pantalon ample.

Le masqué reposa le videur, non sans jeter un regard de dégoût à la flaque qui commençait à se former sur le sol.

- Merci de m'avoir laissé passer. Passez une agréable nuit ! lança-t-il à l'adresse de sa victime, ayant retrouvé sa voix chaleureuse.

Peu soucieux de se faire remarquer (l'endroit était presque désert), le masqué se décomposa en une nuée de phalènes qui se dissimulèrent plutôt facilement dans la pénombre créée par le système d'éclairage, destiné à mettre en valeur l'estrade. Il resta donc dans les airs, à observer les artistes faire leurs préparatifs. Il commençait à comprendre pourquoi le videur n'avait pas voulu le laisser passer, et regrettait de ne pas tout simplement avoir attendu comme tout le monde.

Lorsque le public finit par affluer et que le groupe de jeunes femmes commença à esquisser quelques accords, le Voyageur se reforma et alla s'asseoir dans un fauteuil, à côté d'un jeune garçon vêtu d'un sweat à capuche. Son apparence disait quelque chose au Sphinx, qui se demanda s'il ne s'agissait pas d'un Voyageur talentueux de la nouvelle génération de Baby.

Le morpheur n'eut toutefois pas le loisir de s'interroger davantage sur son voisin puisqu'il fut rapidement envoûté par la musique, qui lui fit rapidement oublier tous ses petits états d'âme. La musique était vraiment entraînante et le Sphinx n'avait pas eu besoin d'ingurgiter la moindre boisson pour se sentir emporter. Quant à l'apparence des membres du groupe, elle était aussi agréable que le son qu'elles produisaient...

Notre Voyageur était donc plutôt charmé et avait bien envie de se renseigner sur ces artistes que tout le monde semblait connaître et sur lesquelles il ne savait pas assez de choses à son goût. Il se tourna donc vers le garçon, qu'il se mit à tutoyer sans le moindre complexe.

- Salut ! C'était un super morceau, hein ? T'as l'air sympa donc je me suis dit que tu pouvais me dire ce que tu savais sur ces jeunes demoiselles. Je t'avoue que c'est la première fois que je les vois et je me sens légèrement inculte au vu du monde qui est venu assister à leur concert...

Le Sphinx avisa le verre vide de l'adolescent et le désigna de l'index.

- Donc tu me racontes ce que tu sais et je remplis de nouveau ton verre ? Deal ? Au fait, moi c'est le Sphinx !

Spoiler:

L’homme au masque de démon oriental était plutôt satisfait de l’interlocuteur que le hasard lui avait permis de rencontrer. Même si Joy n’était pas en mesure de répondre aux interrogations du Sphinx concernant les divas de la soirée, il n’en restait pas moins un compagnon de table avec qui il se voyait bien passer la soirée. Être entouré d’une bonne musique et d’un Voyageur à la langue déliée par l’alcool allait aider le masqué à ne pas penser au véritable challenge qui l’attendait le lendemain.

Le Sphinx ne pouvait s’empêcher de sourire comme un enfant tandis que le jeune Voyageur quittait la table pour aller leur chercher à boire.

* Eh bien, je suis tombé sur un chic type ! Voilà qui me change agréablement du videur ou de tous ces rookies fiers à bras qui ne cherchent que la gloire ou, plutôt, une mort rapide entre mes mains…

Bien entendu, il avait accepté la proposition de Joy avec un « Bien sûr ! » enthousiaste avant que le jeune homme ne s’éloigne. Durant le temps où Joy passait la commande, le Sphinx envoya quelques phalènes dans les quatres coins du bar, afin d’espionner les autres consommateurs.

Il y avait là quelques autres gros poissons, venus tout comme le masqué pour se changer les idées avant la seconde nuit du survival. Certains restaient silencieux, attendant que la musique reprenne pour continuer leur conversation. Pour tromper l’attente, tout comme le masqué, ils observaient les alentours d’un air suspicieux sans pour autant apercevoir les petits mouchards ailés qui s’étaient posés sous leur table.

D’autres étaient vraiment venus dans ce bar pour la musique du groupe Travel et cela se sentait. Des sourires extatiques sur le visage, se trémoussant sur place, ils semblaient être tiraillé par l’envie d’aller parler aux stars durant la légère entracte et la peur de se faire voler leur place pendant ce temps.

Joy reparût avec une assiette d’apéritifs dans les bras.[/i]

- C’est un nom que je me suis choisi, qui est lié à ma phobie. Le compliment me va donc d’autant plus droit au cœur ! Et sinon, j’appartiens aux météors donc je ne peux malheureusement pas te dire la raison qui m’amène à la célestiafest. Tout ce que je peux te dire c’est que, si tu es venu en touriste, il va te falloir redoubler de prudence durant les deux prochaines nuits…

Le Sphinx rappela les phalènes qu’il avait envoyés un peu partout. Il n’avait ni la patience, ni le besoin d’attendre que les conspirateurs reprennent leur conversation. De toute façon, il avait plus envoyé ses espions par habitude et par désir de s’exercer que par réelle nécessité, comme un chanteur de renom échaufferait un peu sa voix avant une grande représentation.

Il ordonna ensuite aux phalènes de siroter, avec leurs trompes, la pinte apportée par Joy. Immunisé contre les effets de l’alcool comme tous les papillons, le Sphinx n’avait aucun intérêt à vider le contenu de son verre dans son gosier. Il ne pouvait, de toute façon, pas enlever son masque, qui l’empêchait donc de manger et de boire de manière conventionnelle.

- Merci pour le verre, en tout cas ! Je paye ma tournée après le prochain morceau.

Les artistes semblaient avoir quelques soucis avec leur matériel, ce qui laissait largement le temps aux deux Voyageurs de communiquer. D'ailleurs, la jeune vedette à la chevelure aux reflets roux ne tarda pas à reprendre le micro.

- Nous avons un petit soucis au niveau des instruments alors désolé pour l'attente... Pour nous faire pardonner, nous allons enchainer avec notre morceau le plus déjanté dès que le problème sera rêglé ! Merci encore !

Cependant, l'artiste venait à peine de finir sa phrase qu'un craquement sinistre se fit retentir, suivit d'un bruit beaucoup plus sourd. Le mur est du bar s'effondra sur lui-même, provoquant un nuage de poussière qui ne tarda pas à se dissiper pour laisser la place à une silhouette plutôt grande et informe.

Il s'agissait vraisemblablement d'une femme obèse et de très grande taille, vêtu d'un ensemble aux couleurs si vives qu'elle semblait l'avoir piqué à une vieille dame achromate tant l'esthétisme en était blessant pour les yeux.

Très agile pour sa corpulence, elle se faufila sur la scène sous le regard interloqué des membres du public. Les artistes allèrent s'abriter dans les coulisses, attrapant leurs instruments fétiches au passage. Quant aux membres de la sécurité, ils encerclaient la nouvelle venue de manière menaçante, lui demandant de décliner son identité sans obtenir la moindre réponse.

- Eh bien ! On dirait qu'on ne peut pas respirer tranquille cinq minutes, même durant un concert... lâchant le masqué à l'adresse de son voisin de table.

L'attention de l'intruse était entièrement focalisée sur l'ouverture par laquelle elle était venue. Masse tremblante de graisse et de tissu, elle suait à grosses gouttes et ignorait totalement les agents de sécurité qui se rapprochaient d'elle. L'un d'eux tenta de lui attraper le poignet et, sans lui accorder le moindre regard, elle fit apparaître une cabine téléphonique qui engloutit le malheureux.

L'action eut suffisamment d'impact pour que les agents restants se concertent du regard avant d'agir de concert. Mais ils se figèrent avant de passer à l'acte, car la tension venait encore de monter d'un cran.

L'être qui avait provoqué la fuite de cette demoiselle plutôt atypique venait finalement de faire son entrée. Marchant tranquillement sur les gravats comme s'il s'agissait du tapis rouge d'un défilé de mode, il faisait tourner un parapluie fermé autour de son bras avec l'entrain d'un jeune homme allant à un rendez-vous galant.

Pourtant, il était loin d'être un jeune homme. Se tenant le dos légèrement voûté, il s'agissait d'un petit vieux qui avait du mal à dépasser le mètre soixante. Habillé d'un complet gris ajusté à sa taille et chaussé de mocassins, il semblait incarner toute l'élégance et la prestance dont est capable le troisième âge. Son visage ridé était dissimulé dans l'ombre d'un haut-de-forme et seule une impressionnante moustache était visible, dissimulant ses lèvres et ses narines.

Le petit vieux s'arrêta net et laissa échapper un rire joyeux, tandis que sa proie le fixait d'un air épouvanté. Les membres de la sécurité s'écartèrent et allèrent rejoindre les artistes dans les coulisses. Le Sphinx ne savait pas d'où le nouveau venu débarquait, ni même s'il s'agissait d'un Voyageur ou d'une créature des rêves. Tout ce qu'il savait, c'est qu'il était suffisamment expérimenté et puissant pour totalement tétaniser une Voyageuse qui semblait bien maîtriser son pouvoir d'invocation.

- On quitte le bar et on poursuit notre conversation ailleurs, ou on tente d'atteindre les coulisses afin de rassurer les membres du groupe ? Je ne suis pas certain que la sécurité soit suffisamment efficace pour s'opposer à ce genre d'individus...

L'attention du vieillard était totalement dirigée vers sa proie et il ne semblait donc pas intéressé par les autres occupants du bar, pas même par Sphinx et le masque démoniaque qui recouvrait son visage ou encore par Joy et son sweat plutôt ironique (à côté du Survival, Koh Lanta faisait office de garderie pour bambins). Ils avaient donc tout le loisir d'établir des plans d'action, sans craindre d'être inquiété par ce petit bonhomme et son parapluie qui dissimulait peut-être des pouvoirs extraordinaires.

Spoiler:

Le Sphinx écouta attentivement la réponse de Joy, s’efforçant de comprendre le choix effectué par le jeune homme. Il comprenait bien que Travel était immobilisé pour la nuit, mais ne voyait pas ce que son compagnon de table avait en tête : acceptait-il la proposition du morpheur d’aller rejoindre les membres du groupe en coulisse ou… ?

Il n’eut pas le loisir de pousser trop loin sa réflexion puisque Joy se leva d’un coup afin de s’interposer entre la demoiselle en détresse et le vieux. Le masqué, lui, préféra rester assis, ayant décidé de ne pas se mêler d’affaires qui ne le concernaient pas. Il était disposé à quitter l’établissement pour trouver un lieu plus propice à la conversation, ou même à protéger les membres du groupe Travel qui lui avaient enchanté les oreilles avec leur musique aussi rafraîchissante qu’énergique.

Par contre, dépenser ses ultimes réserves d’énergie après un Survival particulièrement éprouvant pour sauver une Voyageuse inconnue, qui se contentait de fuir et de mettre en danger des gens qui n’avaient rien demandé… Non, il avait beau faire tourner cette possibilité dans sa tête, elle ne lui disait rien qui vaille. D’autant plus que le vieux semblait réellement puissant, du genre capable à lui tenir tête même si le masqué avait été en pleine forme.

Ce qui n’était pas le cas…

Pourtant, le Sphinx ne pouvait pas laisser un jeune homme aussi sympathique que Joy se faire tuer juste parce qu’il s’était fait avoir par cette garce qu’était « l’héroïsme ». Il regarda donc le vieux attaquer Joy à coup de parapluie, le jeune homme ne parvenant à esquiver le coup que de justesse. Au vu de la vingtaine de mètres qui le séparait de l’homme en costard, le Sphinx était admiratif que Joy ait pu avoir des réflexes suffisamment exercés pour réagir à ce genre d’attaque. Venant d’une arme à l’allonge aussi courte, on ne s’attendait pas à un tel assaut et le Sphinx aurait probablement été touché s’il s’était trouvé à la place du jeune homme.

Le vieil homme semblait déborder de confiance et prononçait des menaces de mort ainsi que des ordres à l’adresse de ses cibles du moment, à savoir Joy et la femme en surpoids. Ce n’était pas sans agacer le Sphinx, qui n’appréciait pas trop les poseurs. Et donc, de ce fait, qui n’aimait pas grand nombre de Voyageurs comme Tomoe, Ares et bien d’autres.

Ce fut le surplus de confiance de cet homme et son arrogance qui balayèrent la réticence du Sphinx à passer à l’action. Un homme, même d’un âge avancé, ne devait pas oublier qu’il avait été un jour un gamin sentant encore le lait de sa mère, et un homme persuadé que le monde lui appartenait. Il ne devait pas oublier qu’il n’était qu’un être parmi tant d’autres et qu’il y aurait toujours, en ce bas monde, des êtres capables de le surpasser. Et que, parmi ces êtres, il se pouvait très bien que l’un d’entre eux soit tranquillement assis non loin de lui, à siroter un verre généreusement offert.

Bref, le Sphinx décida donc d’agir, tandis que Joy était projeté contre un mur comme une poupée de chiffon frappée par le poing d’un Titan. Se transformant en une nuée de phalènes, il se dispersa avant de se recomposer devant le corps encore au sol de Joy, puis se fendit d’un sourire railleur que le vieillard ne pouvait voir à cause du masque qu’il portait.

- Bien le bonsoir, monsieur ! Je vous prie de m’excuser de vous importuner ici mais en tant que simple client de ce sympathique établissement, j’apprécierais grandement que vous alliez régler vos petites affaires ailleurs, histoire que le concert puisse reprendre. Vous me semblez être un gentilhomme alors que diriez-vous de vous conduire en gentilhomme ?

L’invocateur de parapluie le détailla du regard, semblant s’amuser follement de la situation. Il fit tourner joyeusement l’un de ses parapluies dans sa main, tout en pointant le second sur le torse du Voyageur.

- Votre phrasé est plutôt agréable, mon garçon, aussi vais-je vous faire la faveur de poursuivre le vouvoiement, même si je n’apprécie guère de ne pas voir le visage d’un interlocuteur. Ne vous inquiétez pas, je quitterais ce modeste bar dès mon affaire réglée, et je nettoierais même derrière moi. Maintenant, que diriez-vous de repartir à votre place ?

Le Sphinx poussa un léger soupir. Il ne voulait vraiment pas se battre mais il n’avait guère le choix, devant un tel manque de respect. Plus que les vies de Joy et de la jeune femme, c’était sa réputation qui était maintenant en jeu. Allait-il se laisser congédier ainsi ? S’il s’était agi de l’ancien Sphinx, il aurait probablement déjà foncé sur le vieil homme pour lui expédier un coup de pied bien senti, accompagné d’une salade de phalanges dont lui seul avait la recette.

Mais là, (et légèrement las aussi) le Sphinx se contenta de tenter de faire un ultime effort et de désamorcer la situation.

- Arrêtons-nous deux secondes et analysons la situation, voulez-vous ? Ma place est dans ce bar, à siroter un verre généreusement offert par le garçon que vous venez de projeter contre un mur et votre place est à l’extérieur de ce bar, en train de régler vos comptes dans une ruelle où personne ne viendra vous déranger. Maintenant, puisque je suis déjà à ma place, pourquoi n’iriez-vous pas juste vous faire foutre ?!

Le Sphinx avait tenté de rester calme mais il s’était échauffé petit à petit durant sa plaidoirie (si on pouvait la qualifier ainsi) et avait craqué sur la fin. Transformant son index et son majeur droits en trompes de papillon, il tira plusieurs balles de sang corrosives sur le vieil homme, qui les esquiva en se déportant sur la gauche tout en attaquant lui-aussi le Sphinx avec son parapluie.

Mais le masqué n’était déjà plus à son emplacement initial. S’étant décomposé en phalènes dès que les balles étaient parties, il s’était rapproché du vieux pendant que celui-ci esquivait l’assaut et contre-attaquait à l’aveuglette. Se reformant très rapidement, il lui décocha un uppercut qui lui fit traverser la pièce et heurter le plafond avec grand fracas.

Ne cherchant pas à pousser plus loin son avantage, le masqué s’arrêta là, prêt à réagir à une éventuelle riposte. De plus, même s’il tentait de ne pas le montrer, ces quelques actions venaient grandement de le fatiguer et il ne pourrait pas continuer à un rythme aussi soutenu…

* J’espère que ce vieillard n’a que de la gueule… *

Des débris projetés par Joy pleuvaient sur le vieillard tandis que ce dernier revenait à la charge. Le regard fou, un sourire large et faussement enjoué plaqué sur les lèvres, l'homme à la chevelure poivre et sel semblait follement s'amuser. Ne pouvant pas esquiver tous les gravats comme si son jeune adversaire était capable de prévoir ses trajectoires, l'invocateur de parapluies s'arrangeait pour les recevoir dans les parties les moins sensibles de son anatomie, ou à les parer en ouvrant son parapluie droit.

Le Sphinx attendait son adversaire avec le calme et l'assurance d'un vétéran. Campé sur deux jambes solidement plantés dans le sol, il s'apprêtait à encaisser l'impact qui ne manquerait pas d'arriver. Il n'avait pas l'intention d'esquiver car il sentait que le vioque avait encore de la ressource.

 « S'il me projette dans les airs, je ne pourrais pas contre-attaquer... Même chose si je me dématérialise. » réfléchissait le masqué, tout en maintenant une concentration sans failles.

Conscient des efforts que fournissait son camarade de la soirée pour l'aider, il se promit de lui payer à boire s'il parvenait tous deux à réchapper. Puis il attendit l'impact...

Trois mètres le séparent du vieux. L'écume au bord des lèvres, l'homme pointe ses deux parapluies en direction du thorax de l'insecte qu'il compte épingler : il n'est plus question de combattre à distance puisque ce freluquet a osé rechercher la proximité avec un adversaire aussi vénérable.

Deux mètres restent encore, et une pensée fugace traverse l'esprit du Voyageur de la ligue Major.C'est sa dernière chance d'esquiver alors... qu'attend-il ? Va-t-il réellement se laisser embrocher par cet homme ?

Un mètre subsiste encore et le Sphinx se résigne à endurer l'impact.

L'impact se produit enfin et le vieillard enfonce allègrement les pics de ses parapluies... Ou du moins tente-t-il de les enfoncer mais le Sphinx attrape les poignets exposés du vieillard et bloque son avancée. Presque incrédule, le masqué s'étonne d'avoir eu la force suffisante pour arrêter l'avancée d'un si puissant adversaire.

- Comme ça, je ne puis vous rater ! déclara joyeusement le vieillard, avant d'allonger ses parapluies d'une dizaine de mètres.

Dans un sursaut, le Sphinx parvint à se décaler légèrement de quelques centimètres afin d'éviter la perforation de son cœur. Raffermissant sa prise sur les poignées du vieillard, il serra de toutes ses forces, un craquement sinistre et un cri de douleur résultant de ses efforts.

Serrant les dents, le masqué balança ensuite son crâne dans celui de son vis-à vis, en exprimant sa rage et la douleur provoquée par les parapluies fourrageant dans sa chair en poussant un hurlement bestial. Il continua à donner des coups de tête, espérant que le vieillard perdrait conscience (ou mourrait) avant qu'il ne se vide entièrement de son sang. Le liquide vermeil et corrosif qui s'écoulait des plaies du Sphinx, quant à lui, finissait de désagréger proprement le tissu des parapluies.

De l'autre côté de la pièce, la gigantesque bonne femme semblait avoir recouvré ses esprits. De qui allait-elle prendre le parti ? Et comment Joy pouvait-il aider Sphinx, sans prendre le risque de le blesser ?

Sous le feu des attaques du Sphinx et de Joy, le vieux finit par perdre conscience. Chancelant, il s’effondra sur place tandis que ses parapluies disparaissaient du corps du masqué, qui en profita pour s’éloigner du vieillard. Tandis que Joy profitait de l’accalmie pour s’occuper de la Voyageuse, le Sphinx passait sa main au-dessus de ses plaies pour y transformer le sang qui s’en échappait en papillons.

Les insectes ainsi créés faisaient de leur mieux pour stopper l’hémorragie de leur maître. Le morpheur jeta un regard en coin à son adversaire et laissa échapper un juron. Le vieux se remettait de ses blessures et réinvoquait déjà ses parapluies, prêt à repartir à l’attaque.

- Pourquoi faut-il toujours que les raclures dans ton genre soient aussi difficiles à tuer ? On se croirait dans un film où les scénaristes ont si peu d’imagination qu’ils s’efforcent de faire durer le combat...

Tandis que le Sphinx pestait, Joy faisait quelque chose de bien plus utile : il élaborait un plan. D’une oreille distraite, le masqué l’entendit déclarer qu’il allait alourdir les parapluies (comprenez “armes de destruction massive”) du vieillard et que la Voyageuse allait (enfin) servir à quelque chose. Apparemment, le morpheur devait également fournir une diversion à son équipe. Comment faire ?

Son début de réflexion fut tué dans l’œuf par un fœtus de canard passablement énervé par l’irruption dans la pièce des quatre Fantastiques dans leur version ménopausée et à quelques jours de la retraite. Autant dire que la moyenne d’âge des gens dans la pièce avait augmenté drastiquement.

Là, un Sphinx passablement irrité eut l’occasion d’observer, bras croisés et l’œil vacillant, le groupe de vieillards échanger des amabilités. Il apprit ainsi le prénom de son adversaire, et put apprécier sa qualité d’expression, laissant échapper un sourire poli devant l’envolé lyrique du vioque et sa métaphore climatique.

Et puis, l’action reprit son cours. La femme difforme se précipita sur le vieillard avec un bras d’échelle dix, Joy se mit à faire voltiger ses toupies et le Sphinx profita que le vieux peine à mouvoir ses parapluies pour se jeter au corps-à-corps et l’immobiliser dans un véritable étau de fer, histoire qu’il ne puisse pas esquiver l’attaque de la jeune femme.

Le vieil homme place ses parapluies entre lui et le poing gigantesque, de manière à absorber l’attaque mais il agit trop tôt et le Sphinx profite de sa prise pour faire pivoter le vieil homme , afin d’en exposer la nuque à sa partenaire.

Des phalanges aussi grosses que des chopes de bière se rapprochent doucement d’Arturo, qui va très certainement avoir le cou broyé sous l’impact. Mais le moment du choc ne vient pas... Avec stupeur, le Sphinx constate que le poing a été arrêté net par la lame d’une paire de ciseaux gigantesque.

Son regard suit le fil de la lame, qui semble très tranchant, pour venir se river dans celui d'une mégère qui, du haut de son mètre cinquante, tient l'arme avec autant de facilité que s'il s'agissait d'une baguette de pain.

- Eh bien, en voilà des petits jeunes mal élevés ! Où est passé le respect ? Attaquer quelqu'un dans le dos, c’est lâche ! Vous méritez une bonne leçon.

Pendant que la vieille parlait, la femme au bras titanesque continuait d’attaquer mais ses coups redoublés étaient parés sans effort apparent. La situation semblait quelque peu désespéré.

C’est alors que le Sphinx remarqua des détails qui lui avaient échappé dans le feu de l’action : les quatre membres de Travel étaient de nouveau présents et quelques Voyageurs se rapprochaient de leur groupe, lançant des regards peu amènes à l’égard du groupe du troisième âge. Se pouvait-il que la balle revienne dans leur camp ?

Comptant sur cette idée, le Sphinx attrapa l’un des ciseaux des deux mains et par le tranchant, sans se soucier de s’entailler sévèrement la paume de la main, et souleva la vieille qui se trouvait à l’autre bout afin de dégager un passage à Miss Grosbras, puis il l’envoya se fracasser à l’extrémité du bar.

* Tiens... Il semblerait qu’elle ne soit pas aussi coriace que le vioque. Tant mieux. *

Il se tourna vers les trois autres grabataires, attendant de les voir faire étalage de leurs forces. À moins que l’approche d’un certain nombre de voyageurs ne donne envie aux quatre fantastiques de rendre à Travel leur place sur le devant de la scène ?

La morpheuse au bras disproportionnée profita de la brèche pour s'élancer sur le viellard. Hélas, l'homme n'était plus aussi immobilisé qu'avant puisque le Sphinx ne le tenait plus que d'un seul bras. Se tortillant, il fit apparaître un parapluie entre la voyageuse et lui. Le parapluie grandit et se déploya d'un coup, côté protecteur dirigé vers la Voyageuse.

Elle tenta de le fendre d'un violent coup de poing mais le tissu semblait avoir des vertus élastiques et ont vit rapidement une voyageuse traverser les airs en hurlant, avant d'aller rejoindre une petite vieille dans les bouteilles.

Le Sphinx se frappa le front et lâcha totalement le vioque, avant de se décomposer en nuée de phalènes pour prendre de la distance. Il commençait à en avoir marre de tous ces combats. Il se recomposa non loin de Joy, juste à temps pour voir une espèce de Voyageur transformé en boule qui fit un véritable strike parmi les voyageurs d'un âge avancé

Puis, un groupe de Voyageurs salua Sphinx qui leur rendit poliment son salut, tout en se demandant d'où il connaissait ces types Peut-être qu'ils le connaissaient du fait de son classement avancé et avait donc décidé de lui rendre hommage ?

Afin de rajouter un peu plus de piment à la situation, une détonation se fit entendre, tandis qu'une bonne partie du mur disparaissait, laissant apercevoir le spectacle de Voyageurs se battant dans les rues. Enfin, des mecs débarquèrent dans le bar, mettant en joue tout le monde avec ce qui semblait être des fusils d'assaut et leur demandèrent s'ils adoraient eux-aussi Priscilla.

L'une des membres de Travel se chargea de dire tout haut ce que tout le monde pensait à ce moment, ce qui ne fut pas au goût des nouveaux-venus qui, après avoir laissé le temps à Joy de provoquer davantage les vioques -même si ce n'était peut-être pas son but premier, firent feu sur tout le monde tout en poussant des petits cris de satisfaction.

- Takatakatakatakata ! faisait l'un d'eux avec sa bouche.

Le Sphinx n'avait pas envie de s'éterniser mais le bordel ambiant agissait sur lui comme un excitant, si bien que son sang semblait remuer dans ses veines à vitesse grand V. Transformant son bras droit en trompe, il se mit lui aussi à tirer sur les fanatiques. Il tira sept fois, en quelques secondes, puis se décomposa en nuage de phalènes pour rejoindre Joy. Derrière lui, sept corps tombèrent au sol, le torse perforé ; les entraînements au tir avec Joël et Liam avaient porté leurs fruits.

Le jeune Voyageur utilisa ses pouvoirs afin de créer une espèce de barrière rocheuse, et fit signe au Sphinx, qui venait de se recomposer, d'aller avec Travel vers les coulisses. Le Sphinx ne se le fit pas dire deux fois. Il préférait s'éloigner des combats car il ne lui restait plus beaucoup de réserves et il ne pourrait pas continuer à se battre plus longtemps. Il suivit donc le groupe de stars à travers les coulisses, arrivant dans une salle plutôt spacieuse où se trouvait tout l'attirail nécessaire à l'entretien d'un petit groupe de starlettes. Le Sphinx s'assit sur un fauteuil, qui trônait près d'une table basse où était posée un magnum de champagne et des verres. Apparemment, le manager de Travel avait tout mis en œuvre pour que ses protégées aient de quoi fêter leur triomphe nocturne.

Sans laisser échapper un mot, le Sphinx se servit un verre. Quelques phalènes s'y plongèrent afin de plonger leurs trompes dans le nectar ambrée. Les membres de Travel firent de même, et commencèrent à échanger entre eux à voix basse, se demandant où est-ce qu'elles allaient bien pouvoir aller.[/i]

- Content de te voir en un seul morceau ! Du coup, on reste ici et on poursuit notre conversation de tout à l'heure où on converse avec les filles afin de convenir sur la meilleure solution de repli ? J'ai bon espoir qu'on ne vienne pas nous emmerder ici, ils sont bien trop occupés !

Comme pour lui donner tort, l'un des murs fut traversé par un bonhomme hurlant qui atterrit avec grand fracas sur la petite table, envoyant voler verres et bouteille. Haletant comme s'il était sur le point de rendre l'âme, l'homme leva un bras tremblant vers le trou dont il venait et lâcha, d'une voix sépulcrale :

- Ils arr... i... vent...

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